Lettre à ma grand mère : Mamy

MAMY (mars 1903- novembre 2003)
(écrit en 2002)

 

Tu es une énigme pour moi. Je ne t’ai rencontré vraiment qu’en 1992, lorsque j’ai bousculé l’establishement rigide des générations pour te dire tout haut ce que ta famille pensait tout bas. J’ai osé t’affronter. Depuis nous sommes sur un pied d’égalité : deux femmes qui peuvent s’apporter réciproquement du bien.

Par où commencer ? Par aujourd’hui.

Ton corps ne répond plus : tes jambes ne veulent plus obéir –toi qui donnait des ordres aux autres- ton dos se voûte, ployant sous le poids de tes soucis ; tes oreilles se ferment peu à peu sur le vacarme de la société si souvent violente ; et tes yeux, fatigués de voir toujours les même murs, les mêmes objets, les mêmes têtes se ferment de plus en plus souvent ; la paupière rentre même en dedans.

Rideau tiré sur l’extérieur, tu te replies sur toi, sur ta vie remplie depuis bientôt cent ans. Tu es la première surprise à voir défiler ces années. Ton compteur est bloqué. Dès le début tu n’as pas voulu parler de ton âge, te voilà prise au jeu. Tu n’as pas de prise aux ans.

Pourtant je te vois baisser comme une ampoule dont le variateur fait décliner l’intensité. La lumière est faible mais elle est là, parfois.

J’ai le privilège, dans la douleur des évènements traversés, de te voir assez régulièrement. Nous sommes peu nombreux de la famille dans ce cas. J’ai la joie de te voir seule, de te parler à cœur ouvert, de susciter des paroles de toi mais surtout j’ai le plaisir de découvrir dans tes yeux un éclat profondément vivant. Ce que j’y vois est tout de toi : pétillant, retenue, émerveillement, surprise, bonheur contenu…

Tes deux petits yeux sombres ouvrent sur ton cœur et ta vie, vaste.

J’ai l’impression de pouvoir glisser par ces toboggans vers ce lieu inconnu que tu gardes secret.

 

Enfant je ne garde de toi que le souvenir d’une femme rigide, impassible derrière son apparence de grande dame. Je n’ai pas dit insensible. J’ai l’impression maintenant que je suis adulte que tu ne voulais surtout pas te montrer de l’intérieur. Pour cela l’extérieur était irréprochable. Il s’en dégageait une beauté étudiée mais non feinte, une élégance, critère d’exigence envers toi-même et respect envers autrui.

Ton mot est : grandeur, ton horreur : faiblesse.

Et ton cœur dans tout ça ? En laissais-tu la porte ouverte ?

Sans doute puisque cet étudiant en pharmacie est venu. Il était intéressant. Vous partagiez des moments, souvent. Il t’a demandé de l’épouser. Tu en es resté bouche bée. Et il t’a fallu braver l’hostilité de la société, de tes beaux-parents trop fermés qui n’ont pas assisté aux noces.

Est-ce là que la fleur s’est coupée de son terreau ?

Toi qui avais de la facilité à peindre des grappes de raisin, toi qui as eu la douleur de perdre tes deux sœurs… Sont-ce ces deuils si proches et si violents qui t’ont fait te caparaçonner ?

Les raisins sont vendangés, la rose (Rose, ton prénom que tu n’aimes pas – parce qu’elle a été coupée ?) cette rose n’est plus nourrie par ses racines et elle se fane. Mais à l’intérieur il y a encore de la sève de vie qui ne s’est pas retirée. Pour la voir il faut bien éclairer la fleur. Sous la lumière jaillit l’éclair vert du trésor végétal rarement montré.

Complicité. Toi et moi. Générations bousculées. Ma petite-fille.

Tu as beaucoup de douceur et de tendresse en toi. Seulement tu n’as pas su, ou pas pu, ou pas eu les moyens de les traduire en câlins, en caresses, en gestes affectueux. Toute cette chaleur humaine reste cachée à l’intérieur, allumant le brasier de tes yeux.

Et c‘est un beau cadeau pour moi que de recevoir ces joyaux d’espoir d’une vie non vaine mais traversée d’épreuves courageusement supportées.

Cette rencontre avec toi m’émeut. Je te comprends mieux.

 

                                                                                            Marie-Laure MARIN-THIBAULT

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